7
Traversant la scène pour retourner au Complexe, Killashandra se dit que c’était bien le dernier endroit où aller dans son état d’esprit actuel. Après tout, Trag lui avait donné la préférence parce qu’elle était plus diplomate que Borella. Non que Borella n’eût pas été capable de se tirer de cette farce sécuritaire avec plus d’efficacité et de tact. Pourtant, les Ophtériens étaient obligés de la supporter, et elle eux, et pour le moment, elle n’avait pas envie de voir un seul visage suffisant, hypocrite et papelard de plus.
Elle s’avança jusqu’au bord de la scène, évalua la chute de dix pieds jusqu’au sol, regarda les lourdes portes à chaque bout du plateau, et prit sa décision. Se mettant à plat ventre au bord de la scène, elle balança les jambes dans le vide, puis, se raccrochant des mains au rebord, elle abaissa son corps aussi bas que possible, et lâcha tout.
Ses genoux absorbèrent le choc et elle s’adossa au mur un instant, juste quand elle entendit les hommes émerger de la salle de l’orgue.
— Elle sera retournée au Complexe, disait Thyrol, s’étranglant de colère.
Il traversa vivement la scène, suivi des trois autres.
— Simcon, si vous avez offensé la Ligueuse, vous avez causé plus de mal que de bien par votre protection…
La lourde porte se referma sur le reste de sa réprimande.
Quelque peu mollifiée par l’attitude de Thyrol et très satisfaite de son évasion opportune, Killashandra s’épousseta les mains, et se tourna vers la sortie clairement indiquée de l’autre côté de l’amphithéâtre. Même cet imperceptible frottement fut relevé par l’acoustique ultrasensible. Faisant la grimace, elle s’avança vers la sortie, aussi silencieuse que possible. Elle abaissa la barre d’ouverture de la porte, retenant son souffle dans la crainte qu’elle ne soit fermée à partir d’un lointain point de contrôle. La porte s’entrouvrit immédiatement, et elle se glissa dehors. Du côté extérieur, la porte n’avait ni poignée ni bouton, et une cornière empêchait de la forcer – si toutefois une telle circonstance se produisait jamais sur la parfaite Ophtéria.
Killashandra se trouvait maintenant sur une longue corniche conduisant à l’un des chemins annexes vus la veille, bien que celui-ci se trouvât à l’arrière de l’édifice. De cette hauteur, elle avait une vue dégagée sur un quartier modeste de la Cité, à en juger par les ruelles étroites et les maisonnettes sans étage collées les unes contre les autres. Entre ce quartier et la colline du Complexe s’étendaient des parcelles cultivées, la plupart en plantes grimpantes, chacune entourée d’une clôture. Dans plusieurs d’entre elles, des gens s’affairaient à arroser et biner au soleil matinal. Cette scène champêtre calma ses nerfs exacerbés.
Elle commença à descendre.
Arrivant au bas du sentier, ses narines furent assaillies par l’odeur bien connue de la bière en fermentation. Ravie, Killashandra suivit l’odeur, se glissant près d’une vieille cabane à outils, traversant l’étroit sentier séparant les parcelles, saluant poliment de la tête les jardiniers éberlués qui interrompaient leur travail pour la regarder passer. Oui, elle portait un costume qui la désignait comme étrangère, mais ces gens avaient sûrement dû voir des étrangers. Alléchée par l’odeur, elle continua. Si le goût de cette bière était aussi bon que son odeur, elle serait supérieure à la Bascum. Bien sûr, il s’agissait peut-être de Bascum, car les brasseries étaient souvent situées dans les banlieues où les émanations n’offensaient pas les bégueules.
Elle atteignit la rue de terre battue servant d’artère principale au quartier, déserte à cette heure matinale, à part quelques animaux bizarres se chauffant au soleil. Elle avait conscience d’être observée, mais il fallait s’y attendre, et elle continua son inspection des maisons sans prétention alignées le long de la rue. L’odeur persistait, en s’intensifiant sur sa droite. Le bon sens lui dit que la grande bâtisse grise à environ mille mètres était ce qu’elle cherchait. Elle tourna dans cette direction.
Elle entendait portes et fenêtres s’ouvrir derrière elle, marquant son passage. Elle se permit un petit sourire amusé. La nature humaine était la même partout, et un incident inhabituel devait se remarquer encore plus dans une société aussi morne et répressive que celle d’Ophtéria.
Devant la bâtisse grise, l’odeur était presque insupportable. Un ventilateur poussif évacuait l’air par le toit. Aucun signe ou pancarte n’indiquait la destination du bâtiment, mais Killashandra ne se découragea pas. Toutefois, une porte fermée à clé lui opposa un obstacle. Elle tapa poliment, et recommença un peu plus tard, n’ayant pas obtenu de réponse. Puis elle tambourina sur le battant, toujours sans résultat, sentant la courtoisie faire place à la détermination.
Brasser était-il illégal dans la plus grande ville d’Ophtéria ? Après tout, Bascum était un père fondateur et jouissait peut-être d’un monopole. Elle n’avait guère prêté attention aux plantes si soigneusement cultivées dans les jardins. Industrie familiale ? Déjouant la vigilance des Anciens répressifs, elle contourna vivement le bâtiment, se dirigeant vers l’arrière dans l’espoir de trouver une fenêtre. Elle aperçut du coin de l’œil un gamin qui courait et l’entendit crier un avertissement. Elle tourna le coin en courant, et se trouva devant un hangar ouvert où des hommes et des femmes mettaient en bouteille de la bière puisée dans une cuve de fortune. Le jeune messager lui jeta un coup d’œil, puis s’enfuit, disparaissant dans la ruelle la plus proche.
— Une étrangère assoiffée pourrait-elle goûter un échantillon de votre bière ? Je meurs d’envie de boire quelque chose de potable.
Killashandra pouvait être insinuante et charmante quand elle voulait. Elle avait assez souvent joué ce rôle. Elle regarda successivement tous ces visages de pierre, sans cesser de sourire.
— Je vous assure, ça m’a fait un choc de découvrir que cette planète n’importe aucune boisson fermentée.
— La navette est arrivée hier, dit l’un du groupe.
— C’est trop tôt pour les touristes.
— Ces habits ne sont pas d’ici.
— Ni des îles.
— Je ne suis pas une touriste, dit Killashandra, s’immisçant dans la conversation. Je suis musicienne.
— Vous êtes venue voir l’orgue, c’est ça ? dit une voix tellement méprisante, cynique et malveillante qu’elle chercha à distinguer l’homme dans le groupe.
— Si j’en juge par cette bande de rabat-joie d’en haut, ils ne font de faveurs à personne. Mais j’ai vraiment besoin de m’hydrater.
Elle renforça son sourire d’un charme enjôleur. Et humecta ses lèvres desséchées.
Plus tard, repassant mentalement la scène, elle se dit que c’était sans doute ce réflexe inconscient qui avait remporté la partie. Elle se retrouva brusquement avec une canette décapsulée dans la main. Elle voulut tirer de sa ceinture quelques pièces ophtériennes acquises sur l’Athéna, mais on lui dit sèchement de s’en aller. L’argent n’achetait pas leur bière.
Certains s’étaient remis à leur travail, mais la plupart la regardèrent boire sa première gorgée. La bière était savoureuse malgré sa fabrication clandestine, fraîche, supérieure à la Bascum et presque égale à la Yarran.
— Vos brasseurs ne seraient, pas originaires de Yarran, par hasard ? demanda-t-elle.
— Que savez-vous de Yarran ?
De nouveau, la question était anonyme, mais Killashandra jugea que l’interlocuteur se trouvait sur sa gauche, près de la cuve.
— Ils fabriquent la meilleure bière de la Fédération des Mondes Pensants et leurs brasseurs sont les plus réputés de la Galaxie.
Un murmure approbateur accueillit ces paroles. Elle sentit la tension diminuer, bien que le travail continuât à la même rapidité. Par-dessus le cliquetis des bouteilles et la manœuvre des cartons pleins, elle entendit un ronronnement poussif sur la route, et une guimbarde brinquebalante à la carrosserie éraflée et rouillée, s’arrêta devant la porte ouverte.
Immédiatement, les caisses y furent chargées Killashandra mit la main à la pâte, car elle avait fini sa bière et se demandait comment elle pourrait leur en soutirer une autre. Sa soif adéquatement étanchée, elle affronterait plus facilement les reproches de Thyrol et des autres. À peine le chargement terminé, le véhicule s’ébranla, immédiatement remplacé par un autre d’aspect tout aussi lamentable. Bien sûr, cette opération manifestement illégale lui prouvait de façon concluante que la population d’Ophtéria n’avait pas du tout stagné. Mais ne constituaient-ils pas une toute petite minorité ? Et combien d’entre eux avaient-ils envie de quitter Ophtéria ? Certains éprouvent un plaisir pervers à contrecarrer leurs élus/fonctionnaires/gouvernants, sans pour autant les détester ou les trahir.
Le troisième véhicule chargé, il ne restait plus que quelques caisses. Et la cuve et ses accessoires avaient été démontés et remontés sous une forme totalement différente. Killashandra admira l’ingéniosité de ces brasseurs clandestins.
— Vous attendez une fouille ?
— Oh oui. On ne peut pas complètement dissimuler le brassage, vous comprenez, dit un petit homme brûlé de soleil, l’œil pétillant de malice.
Il offrit à Killashandra une deuxième canette, montrant le véhicule chargé pour expliquer sa générosité.
Comme elle regardait dans la même direction, elle vit ses ouvriers, chacun chargé d’une caisse, descendre la rue et disparaître dans les ruelles latérales. À peine perceptible, le hululement d’une sirène. Il pencha la tête à ce son et sourit.
— J’emporterais cette canette, si j’étais vous. Ça ne vaudrait rien pour vous d’être surprise en ma déshonorante compagnie.
— Vous allez en refaire bientôt ? demanda Killashandra avec espoir.
— Alors ça, je ne peux pas dire, répondit-il avec un clin d’œil.
Il se mit à refermer ses portes et elle entendit le déclic de la serrure.
— Quel est le plus court chemin pour retourner dans la Cité ?
— Tout droit, et la deuxième à gauche.
La sirène se rapprochait rapidement, aussi Killashandra partit-elle d’un bon pas dans la direction indiquée. Elle arrivait à la première rue transversale quand elle entendit un bruit de freins pneumatiques suivi de vociférations. Elle tourna le coin et se retrouva dans une ruelle déserte. Entendant des bruits de bottes, elle réalisa qu’elle ne pourrait pas expliquer la possession de sa canette illégale si on la surprenait dehors.
Elle frappa à la première porte, qui resta fermée. La deuxième s’ouvrit avant qu’elle ait frappé, et elle s’y engouffra sans demander son reste. En fait, pas une seconde trop tôt car les policiers tournèrent le coin au même instant et passèrent en coup de vent.
— Si vous voulez mon avis, c’est assez bête, ce que vous avez fait, dit la femme d’un ton accusateur. Vous êtes peut-être étrangère, mais ça ne leur ferait ni chaud ni froid s’ils vous avaient arrêtée ici.
Elle fit signe à Killashandra de la suivre au fond de sa maisonnette.
— Vous devez avoir drôlement soif pour errer dans Gartertown à la recherche d’un verre. Il y a des endroits où on sert à boire légalement, vous savez.
— Je ne savais pas, mais si vous pouviez me dire où…
— Il faut dire que les heures d’ouverture ne sont pas pratiques et, en plus, notre bière est supérieure à la Bascum. Ça vient de l’eau, vous savez. Par ici.
Killashandra s’arrêta, parce qu’une caisse de la bière illégale trônait au milieu de la pièce, à côté d’une section de plancher, enlevée.
— Donnez-moi un coup de main, voulez-vous ? Ils fouilleront peut-être toutes les maisons une par une s’ils ont décidé de faire du zèle.
Killashandra s’exécuta de bonne grâce et, la caisse disparue et le panneau replacé, la cachette était invisible.
— Je ne voudrais pas gâcher votre plaisir en vous bousculant, mais…
Killashandra aurait aussi préféré savourer sa bière à loisir, mais elle vida sa canette en trois longues goulées. La femme prit la bouteille et la jeta dans le broyeur. Le corps du délit disparut dans de bruyants crissements. Killashandra s’essuya Ses commissures du doigt, puis rota avec satisfaction.
La femme se posta près de la porte, oreille plaquée au battant. Elle sauta en arrière juste comme la porte était violemment poussée de l’extérieur, livrant passage à une haute silhouette.
— Ils ont été rappelés, dit l’homme. Et il y a des fouilles dans la Cité…
Il s’interrompit car, s’étant retourné, il venait d’apercevoir Killashandra, debout dans la pièce.
La surprise la paralysa car, à son port et à son vêtement, elle reconnut le jeune homme du couloir de l’infirmerie. Il se ressaisit le premier, tandis que Killashandra se demandait s’il serait opportun de dissimuler.
— Vous rendez les choses beaucoup trop faciles, dit-il, énigmatique, en s’avançant vers elle.
Stupéfaite, elle ne vit que son poing se lever avant de sombrer dans le noir.
Elle se réveilla une première fois, réalisant qu’elle se trouvait dans une atmosphère renfermée, qu’elle avait mal à la mâchoire, et les pieds et mains liés. Elle gémit ; avant d’avoir eu le temps d’ouvrir les yeux, elle sentit une pression soudaine sur son bras, et elle retomba dans l’inconscience.
Elle était toujours ligotée la deuxième fois qu’elle s’éveilla, avec un mauvais goût dans la bouche et une odeur de sel dans les narines. Elle entendait le sifflement du vent et le clapotis de l’eau non loin de ses oreilles. Prudemment, elle entrouvrit les yeux. Elle était bien sur un bateau, allongée sur la couchette supérieure d’une petite cabine. Elle sentait une autre présence proche, mais n’osa pas signaler son réveil par le moindre son ou mouvement. Elle avait toujours mal à la mâchoire, mais moins qu’à son précédent réveil. Le somnifère qu’on lui avait administré devait être associé à un agent relaxant, car elle se sentait toute molle. Alors, pourquoi la laissaient-ils ligotée ?
Des pas approchèrent de la cabine, et elle affecta la lente respiration du dormeur juste comme l’écoutille s’ouvrait. Son visage fut aspergé d’embruns. Des embruns tièdes, de sorte que ses muscles ne la trahirent pas.
— Pas de signe de vie. ?
— Aucun. Regarde toi-même. Elle n’a pas remué un muscle. Tu n’as pas trop forcé la dose, non ? Ces chanteurs ont un métabolisme différent.
Le nouveau venu émit un grognement dédaigneux.
— Pas tellement, quoi qu’elle dise de ses nécessités alcooliques, dit-il, d’un ton légèrement amusé en approchant du lit.
Killashandra se força à rester détendue, bien que sa colère commençât à dissiper sa sérénité médicalement induite en réalisant qu’elle, membre de la Ligue Heptite, avait été kidnappée. D’autre part, cet enlèvement semblait indiquer que tout le monde n’était pas satisfait de rester sur Ophtéria. Mais était-ce le cas ?
Des doigts puissants lui saisirent le menton, le pouce s’enfonçant douloureusement dans son ecchymose, puis les doigts la lâchèrent pour tâter son pouls à la gorge.
Elle parvint à ne pas contracter les muscles de son cou à son contact. Si elle feignait l’inconscience, ils auraient peut-être une conversation instructive devant son corps endormi. Et elle avait besoin d’explications avant de passer à l’action.
— C’est une drôle de pêche que tu lui as expédiée, Lars Dahl. Elle ne va pas apprécier ce bleu à la mâchoire.
— Elle aura trop de choses à penser pour s’occuper de ce petit détail.
— Tu es sûr que ton plan va marcher, Lars ?
— C’est notre premier coup de chance, Prale. Les Anciens ne pourront pas réparer l’orgue sans un chanteur-crystal. Et il faut le réparer absolument. Ils devront donc demander à la Ligue Heptite de la remplacer, ce qui provoquera des explications et amènera les enquêteurs de la FMP sur la planète. C’est notre chance de faire connaître l’injustice dont nous sommes victimes.
Et l’injustice dont je suis victime, moi ? eut envie de crier Killashandra. À la place, elle frémit de colère. Et se trahit.
— Elle revient à elle. Passe-moi la seringue.
Killashandra ouvrait les yeux pour négocier sa liberté quand elle sentit sur son bras une pression qui mit fin à toute discussion. Son dernier réveil fut tout différent de ce qu’elle attendait. Une brise embaumée caressait son corps. Ses mains étaient déliées, et elle n’était plus couchée sur une surface confortable. Elle avait la bouche plus pâteuse que jamais ; et mal à la tête. Elle se contrôla une fois de plus, essayant d’analyser les sons parvenant à ses oreilles. Le murmure du vent. Bon. Un bruit roulant ? Les vagues de l’océan se brisant sur un rivage proche. Les odeurs assaillant ses narines étaient aussi variées que le vent et la vague – subtiles senteurs florales, végétation pourrissante, sable sec, poisson, plus d’autres odeurs qu’elle identifierait plus tard. Mais aucun bruit humain.
Elle entrouvrit les yeux et ne vit que du noir. Encouragée, elle élargit sa vision. Elle était couchée à plat dos sur une natte. Le vent avait soufflé du sable dessus, rêche contre sa peau et sous sa tête. Des arbres balançaient leurs feuillages au-dessus d’elle, une branche lui caressant doucement l’épaule. Prudemment, elle se souleva sur un coude. Elle n’était pas à plus de dix mètres de l’océan, mais en sécurité au-dessus de la ligne des hautes eaux marquée sur le sable par divers détritus.
Des îliens ? Qu’avait donc dit Ampris sur les îliens ? Qu’il fallait leur ôter de la tête leurs idées d’autonomie. Et le jeune homme du couloir qui l’avait attaquée. Il était bronzé. C’est pour ça que sa peau paraissait si sombre comparée à celle des autres.
Killashandra regarda autour d’elle, cherchant des signes de présence humaine, tout en sachant qu’elle n’en trouverait pas. Elle avait été abandonnée sur une île. Kidnappée et abandonnée. Elle se leva, époussetant distraitement le sable de sa robe combattant ses émotions conflictuelles. Kidnappée et abandonnée. Et voilà pour le prestige de la Ligue Heptite sur ces planètes arriérées ! Et voilà une autre de ces missions hors planète de Lanzecki !
Pourquoi n’avait-elle pas laissé un message à Corish ?